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5 février 2024
Par Jean-Sébastien Trudel

L’intégration de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) se transpose de plus en plus rapidement dans les exigences des investisseurs immobiliers. Et elle appelle tous les acteurs du milieu du bâtiment à prendre le virage sans plus tarder.

« La finance durable en immobilier est sérieusement en mouvance depuis quelques années et ça ne va qu’en s’accélérant », constate Serge Cormier, vice-président à la construction au Fonds immobilier FTQ. Insistant sur l'urgence pour le secteur de répondre aux enjeux climatiques et sociaux actuels, il remarque que l’adoption de nouvelles exigences se fait à vitesse variable. « Actuellement, ça varie beaucoup d’une organisation à l’autre, selon les objectifs et les valeurs de tous. Nous, au Fonds immobilier, ça découle de l’engagement de notre maison mère et de nos valeurs intrinsèques. »

Rappelons qu’en 2022, le Fonds de solidarité FTQ a annoncé que les deux tiers de la valeur totale de son portefeuille, soit 12 milliards de dollars, devra respecter des critères de finance durable d’ici cinq ans. Serge Cormier fait remarquer qu’ils ne sont pas seuls : « La majorité des investisseurs institutionnels, mais aussi les banques et des gestionnaires de fonds prennent des engagements similaires. »

Serge Cormier

Il faut dire que la pression internationale est forte. L'initiative Net Zero Asset Managers compte 273 signataires représentant 61,3 milliards de dollars d'actifs sous gestion. Chacun s'engage à travailler avec ses clients détenteurs d'actifs sur les objectifs de décarbonation, à fixer des cibles intermédiaires pour 2030, et à publier des informations conformes aux recommandations de la Task Force on Climate-Related Financial Disclosures (TCFD) pour garantir transparence et responsabilité. Les gestionnaires d'investissements immobiliers rejoignent de plus en plus cette initiative, exerçant ainsi une pression croissante sur les propriétaires immobiliers pour qu'ils réduisent leurs émissions.

Pour le Canada, conformément à l'Accord de Paris, l'engagement est clair : réduire les émissions de 40 à 45 % par rapport aux niveaux de 2005 d'ici 2030 et atteindre la neutralité carbone d'ici 2050. Cependant, malgré certaines initiatives, les émissions des bâtiments canadiens ont augmenté de plus de 8 % par rapport à 2005 en 2019.

Selon l'Institut Pembina, un groupe de réflexion à but non lucratif axé sur la transition énergétique propre du Canada, pour atteindre l'objectif de neutralité carbone d'ici 2050, il faudrait rénover près de 600 000 habitations et 32 millions de mètres carrés d'espace commercial chaque année jusqu'en 2040, à un coût de 20 milliards de dollars par an. Environ 80 % des bâtiments existants seront toujours debout en 2050, ce qui rend ce défi colossal.

Exigences parfois difficiles à mesure

Concrètement, les nouvelles exigences des investisseurs peuvent prendre plusieurs formes. « Ce n’est pas homogène, déplore Geneviève David Watson, directrice ESG et développement durable chez Groupe Montoni. Le plus souvent, ça va prendre la forme d’une mesure carbone, pour laquelle il y a des normes. Mais il y a d’autres objectifs ESG, comme l’équité, la diversité et l’inclusion, qui sont plus difficiles à mesurer. »

La liste de critères ne s’arrête pas là. Elle peut inclure la gestion des matières résiduelles, la santé sécurité, la gestion de l’eau, la cybersécurité, la biodiversité, la transparence, le bien-être des occupants, voire la composition du conseil d’administration ainsi que les compétences des administrateurs.

Geneviève David Watson se veut toutefois rassurante : « Pour l’instant, les investisseurs demandent ces informations seulement à des fins d’évaluation. Éventuellement, on peut s’attendre à ce qu’ils imposent des critères qui auront des conséquences, mais nous n’en sommes pas là. »

Geneviève David Watson

Même son de cloche du côté de Serge Cormier : « C’est vrai que nous sommes encore dans le processus d’évaluation et nous aurons des décisions à prendre. Notre approche visera à faire évoluer les choses en accompagnant nos partenaires pour atteindre de nouvelles cibles. »

Question de gestion des risques

Bien qu’il prône la carotte plutôt que le bâton, l'importance de cette approche est d'autant plus cruciale que les risques associés à la non-conformité aux critères ESG peuvent avoir des répercussions considérables sur la valeur des bâtiments. La pandémie a montré à quel point le rendement de l’investissement peut être compromis quand il y a de l’instabilité. « On a une responsabilité de se mettre à l’abri de ce genre de risques, même s’ils ne sont pas matériels, dit Serge Cormier. Si on ne s’en préoccupe pas, il y a des possibilités que mon actif d’aujourd’hui soit un bâtiment brun foncé dans quelques années, avec les surcoûts et la baisse de valeur que ça implique. »

Un exemple ? En 2016, Dario Montoni souhaitait justement se protéger grâce à une résilience des installations mécaniques. Il insistait pour avoir des boucles énergétiques. « Il y tenait à 100 % ! Je ne compte plus le nombre de partenaires qui ont refusé parce qu’ils n’en voulaient pas dans leurs projets », se rappelle Geneviève David Watson. Aujourd’hui, les faits lui ont donné raison. Peu importe si le prix de l’électricité, du gaz naturel ou autre augmente, ils ont une centrale thermique très efficace qui peut être alimentée avec plusieurs sources d’énergie.

Gérer le risque, c’est donc se préparer à faire face à l’avenir. « Est-ce que tu achèterais une entreprise qui n’aurait pas fait la conversion Internet et qui est encore tout au papier ? Est-ce que dans 10 ou 15 ans, tu achèterais un actif qui n’a pas pris le virage de la décarbonation et qui n’a pas été conçu pour le faire ? » demande-t-elle pour illustrer son propos.

L’industrie n’est pas prête

Le jour où les banques et les grands investisseurs vont demander des bilans carbone opérationnels, où ils vont vouloir connaître le bilan carbone contenu des matériaux – carbone intrinsèque – et où ils vont exiger des analyses du cycle de vie n’est peut-être pas loin, mais plusieurs doutes de la capacité de l’industrie à répondre à ces demandes.

« Je dois vous avouer que j’ai été personnellement déstabilisé il y a deux ou trois ans », confie Philippe Hudon, président d’Akonovia, une entreprise spécialisée en transition énergétique dans le secteur immobilier. Les politiques ESG commençaient alors à s’insérer dans le discours des investisseurs. Quand ses clients ont commencé à recevoir des questions sur leur efficacité énergétique, les certifications et les bilans carbone, ils l’appelaient en panique.

« Ce n’est rien ! Je vous dirais que dans cinq ans, les demandes seront plus exigeantes. On va vouloir connaître le bilan carbone intrinsèque et le bilan carbone opérationnel d’un nouveau bâtiment parce que les banques vont devoir présenter ces informations dans leurs rapports financiers », explique Philippe Hudon.

À ses yeux, les plus grandes entreprises sont déjà en mesure de répondre aux critères. Mais il y a de nombreux constructeurs qui continuent de se faire demander des bâtiments livrés au plus faible coût possible. Ils n’ont pas le luxe de s’intéresser à la décarbonation et à la gestion des déchets.

Ça va prendre un coup de main des investisseurs. Heureusement, là aussi les mentalités changent, selon le président d’Akonovia. La première fois qu’il s’est fait demander un devis zéro carbone, il ne s’attendait pas à ce que ça passe. « J’étais avec mon équipe et j’ai dit à notre client : " Tu as l’intention de montrer ça à des investisseurs ? Tu sais, ils vont rire de nous." »

Philippe Hudon

Et à son grand étonnement, ils ont accepté, malgré un surcoût très important. Depuis, ce scénario s’est déjà répété plusieurs fois. « Les promoteurs immobiliers, les gestionnaires, les professionnels, tout le monde sent qu’il se passe quelque chose », remarque-t-il.

Comment s’y préparer ?

« La formation. La formation. La formation, martèle Serge Cormier. C’est LA priorité ! » Attention ! Il ne suffit toutefois pas d’acquérir le vocabulaire, ajoute-t-il. Il faut développer les nouvelles compétences pour répondre aux nouvelles exigences.

Certains déplorent d’ailleurs que les formations traditionnelles offertes à tous les niveaux, tant technique, professionnel qu’universitaire, n’abordent que peu ou pas les critères ESG. « Assurons-nous que les jeunes qui arrivent sur le marché du travail auront un minimum de connaissances pour répondre aux nouveaux défis », insiste pour sa part Philippe Hudon.

Par exemple, un panneau solaire est-il une bonne solution pour un bâtiment vert ? « Si on s’arrête au carbone opérationnel, la réponse est oui, poursuit-il. Mais si on intègre la question du carbone intrinsèque, la réponse est moins claire. » Voilà le genre de dilemmes auxquels devront répondre les acteurs de l’industrie pour rencontrer les exigences des investisseurs et pour lesquels ils ne sont pas formés.

Les locataires s’intéressent aux ESG

Si les investisseurs voient l’ESG comme un moyen de réduire le risque, les locataires s’y intéressent pour améliorer la qualité de vie des occupants. Ils recherchent activement des espaces plus sains et durables.

La pandémie de COVID-19 a renforcé l'importance de la santé et du bien-être des locataires lors du choix de leurs espaces. Ils exigent une meilleure qualité de l'air intérieur, une ventilation adéquate, une lumière naturelle, un confort thermique, des services de restauration, une désinfection fréquente et des installations favorisant la santé mentale. Tous ces éléments sont désormais essentiels pour eux.

« S’ils ont le choix entre deux locaux, ils vont prioriser celui qui est plus écologique. Plus de lumière naturelle, de la verdure, meilleure qualité de l’air, facture énergétique plus avantageuse, conscience sociale, ce n’est même pas proche », affirme Geneviève David Watson.

Cela s'explique par le fait qu’ils souhaitent augmenter la productivité et la rétention des talents dans un marché du travail concurrentiel. Les bâtiments verts intelligents peuvent offrir ces avantages. Par exemple, selon le Conseil mondial des bâtiments verts, des études montrent que l'amélioration de la ventilation peut entraîner des gains de productivité allant jusqu'à 11 %, tandis qu'un meilleur éclairage naturel peut générer des gains allant jusqu'à 23 %.

Pas étonnant, donc, que cela améliore l’attraction et la rétention des employés. Comme les investisseurs, les locataires sont soucieux de leur empreinte carbone. C’est pourquoi ils favorisent des bâtiments plus respectueux de l'environnement.

 

Nul n’échappe aux critères ESG

On a souvent l’impression que les préoccupations en matière d’ESG sont surtout le propre des investisseurs. Or, toute l’industrie est ciblée par ces critères d’une manière ou d’une autre. Outre les banques, les investisseurs privés et les gestionnaires de fonds, voici comment les autres acteurs sont impactés :

  • Promoteurs immobiliers : ceux-ci sont souvent au coeur des évaluations ESG car ils prennent les décisions initiales concernant la conception, la localisation et la construction des projets. Le respect des normes environnementales, l'utilisation de matériaux durables, l'intégration sociale et la gouvernance éthique sont des éléments clés.
  • Gestionnaires d'actifs immobiliers : ils sont responsables de la sélection, de l'acquisition, de la gestion et de la vente des actifs immobiliers. Ils sont donc évalués sur la manière dont ils intègrent les critères ESG dans leurs décisions d'investissement et leurs stratégies de gestion.
  • Locataires : bien qu’ils ne soient pas directement des acteurs de l'investissement, les locataires jouent un rôle de plus en plus actif dans la demande de bâtiments durables. Les entreprises, en particulier, cherchent souvent à louer des espaces qui reflètent leurs propres valeurs et engagements en matière de durabilité.
  • Prestataires de services : qu'il s'agisse d'entreprises de construction, d'architectes, d'ingénieurs ou de consultants, tous sont et seront de plus en plus sollicités pour intégrer les principes ESG dans leurs services.
  • Les propriétaires immobiliers : en adoptant ces normes, ils valorisent leurs actifs tout en attirant des locataires. Ignorer les critères ESG présente des risques financiers (par exemple, une éventuelle taxe sur le carbone) et réputationnels. En revanche, en s’y intéressant, ils peuvent profiter de réductions fiscales, de subventions ou d'autres incitations financières.
Les grands changements

L'application des critères ESG par les investisseurs immobiliers entraînera des changements majeurs dans l'industrie du bâtiment. Ces changements incluent une construction plus durable, une performance énergétique améliorée, la rénovation de bâtiments existants, le suivi de la performance ESG, une plus grande transparence, des certifications ESG, la réduction de l'empreinte carbone, une meilleure gestion de l'eau et des déchets, une amélioration de la qualité de vie et l'adoption de technologies innovantes. Ces critères transformeront fondamentalement la manière dont les bâtiments sont conçus, construits, gérés et exploités.

Les trois grands défis de l’ESG

Voici trois défis régulièrement mentionnés par les intervenants rencontrés dans le cadre de ce reportage :

  • D’abord, il est primordial de renforcer les compétences et les connaissances des acteurs de l'industrie. La formation continue et la sensibilisation aux enjeux ESG seront des leviers essentiels pour accélérer la transition;
  • Ensuite, l'évaluation précise des critères ESG reste une tâche complexe. Par exemple, on mesure de mieux en mieux le carbone opérationnel, mais pas encore assez le carbone intrinsèque d’un bâtiment. La mesure des enjeux sociaux est encore plus compliquée;
  • Enfin, le troisième défi est la communication et le partage d'expériences entre les acteurs. Cette synergie permettrait d'harmoniser les pratiques, d’apprendre des erreurs, de partager les meilleures pratiques et d'accélérer la transition vers des bâtiments plus durables.