Faire revivre temporairement les espaces urbains désertés s'inscrit dans le sillon d'une démarche durable, inclusive et qui présente de nombreux avantages pour les promoteurs.
Miser sur l'existant. Voilà qui résume en peu de mots cette pratique qui consiste à occuper temporairement un lieu en attente de vocation. Mouvement en plein essor depuis le début des années 2000, c'est d'abord dans les grandes villes d'Europe que l'urbanisme transitoire est apparu, bien que le phénomène en tant que tel existe depuis belle lurette. « En fait, il faut remonter jusqu'à la fin du 19e siècle alors que déjà on tentait de développer de nouvelles fonctions liées aux espaces vacants dans le cadre de certaines expériences situationnistes, indique Jérémy Diaz, chercheur postdoctoral à l'INRS-UCS. Alors oui, d'une certaine manière, on faisait déjà de l'urbanisme transitoire sans le nommer comme ça. »
Selon le chercheur, ce sont souvent des organisations issues de l'économie sociale et solidaire qui se sont réapproprié ce phénomène d'occupation temporaire en le balisant davantage pour convaincre les propriétaires de terrains vagues ou de bâtiments vacants de leur en permettre l'accès en échange d'un contrat, pour essayer de lui redonner une activité. « Mais, de plus en plus, on voit apparaitre de nouvelles fonctions un peu moins expérimentales », dit Jérémy Diaz.
Philémon Gravel, directeur général et cofondateur d’Entremise B. & M. Arch., confirme le bien-fondé d'une telle initiative : « Cette pratique émergente en est une complémentaire au développement immobilier courant et vient en quelque sorte miser sur ce qu'on appelle aussi l'urbanisme circulaire. Notre projet est né du constat qu’à Montréal, de plus en plus de pieds carrés sont vacants, chauffés et inutilisés et cela peut s'étaler sur de nombreuses années. »
L'ancien Hôpital Royal Victoria, inoccupé depuis sept ans, en est un exemple. Un bâtiment vide risque fort de se dégrader rapidement : la vermine s'installe, le toit fuit et personne ne peut constater les dégâts. D'emblée, occuper un bâtiment est la meilleure façon de l'entretenir. « Cela étant dit, au lieu de considérer cette situation comme un problème, nous y voyons plutôt une opportunité; celle de développer une pratique qui nous permet de jouer le rôle d'intermédiaire tant au plan de l'architecture et du montage financier qu’au plan de la gestion du bâtiment et de l'accompagnement des propriétaires », précise Philémon Gravel.
Faire mieux avec moins
La démarche que propose l'urbanisme transitoire s'arrime dans une large mesure aux enjeux du développement durable du « faire mieux avec moins ». C'est bien connu, le bâtiment le plus vert est celui qui est déjà construit. L'occupation temporaire des sites vacants constitue une formidable opportunité de mettre à l'avant-plan une ville plus durable basée sur les principes de l'économie circulaire. De fait, elle permet de redynamiser les infrastructures déjà existantes tout en diminuant l'impact sur l'environnement.
Comme le souligne le cofondateur d’Entremise, l'énergie nécessaire pour extraire les matériaux, les transformer et construire le bâtiment a déjà été dépensée. Ainsi, miser sur le bâtiment qui existe plutôt que de vouloir en construire un neuf s'inscrit véritablement dans une démarche durable.
Bien que les apports de l'urbanisme transitoire soient nombreux, certaines critiques sont formulées, notamment à l'égard du phénomène d’embourgeoisement (gentrification) qui pourrait être à l'œuvre. La mise à disposition de locaux à bas couts et le rehaussement d'un quartier en raison d'aménagements temporaires pourraient avoir comme conséquence une hausse du prix foncier et le déplacement d'une population plus vulnérable après la fin du bail, laisse entendre Jérémy Diaz.
À cela s'ajoute le fait que ce ne sont pas tous les projets qui peuvent s'insérer dans un bâtiment. « Il faut faire la part des choses, met en garde Philémon Gravel. Ce n'est pas tout qui peut être testé au transitoire, car cette approche n'a pas, a priori, une idée de ce qu'il pourrait y avoir. Il s'agit plutôt du processus inverse : partir du bâtiment, puis essayer de trouver des usagers qui s'adaptent le mieux à l'existant plutôt que d'avoir en tête des usagers, puis devoir transformer le bâtiment pour les accueillir. »
Pas de solution unique
Privilégier un processus d'urbanisme transitoire ne coule pas de source. Les initiatives ont beau se multiplier, il n'existe pas de solution miracle pour les penser et les mettre en place. Chaque projet étant unique, il est important de considérer chacun d'eux selon ses spécificités. Quoi qu'il en soit, certaines conditions optimales devront être observées pour l'obtention d'un urbanisme transitoire réussi, même si aux yeux du chercheur à l'INRSUCS, il n'y a pas de formule magique. « Tout dépend de la localisation, du quartier, des acteurs en présence, et d'une foule d'autres facteurs qui rendent la chose très compliquée », soutient-il.
Quoi qu'il en soit, il croit que les projets les plus mobilisateurs et les plus emblématiques sont ceux qui ont réussi simultanément à préserver le bâtiment, à donner accès à bas cout à des organisations qui en avaient besoin et qui ont une mission à vocation sociale et qui, tout à la fois, réussissent à répondre à des besoins très concrets de la population environnante.
Il ne fait aucun doute que le succès d'un projet transitoire dépend surtout de la volonté du propriétaire. Si la volonté n'y est pas, peu importe les mesures adoptées, rien ne pourra se concrétiser. À cela s'ajoute un bâtiment dont la condition n'est pas trop dégradée et dont les couts de mise à niveau ne seront pas trop élevés.
Les questions à se poser
Manifestement, donner un nouveau souffle à des lieux inexploités ne se fait pas sans avoir à surmonter certains défis. Il serait même à propos de dire que la démarche s'invente et se crée en même temps qu'elle se déploie. Car rien n'est écrit d'avance. Philémon Gravel en sait quelque chose : « Nous faisons autant de projets dans les vieux bâtiments que dans des ensembles patrimoniaux, mais dans tous les cas nous procédons de la même façon, c'est-à-dire que nous évaluons d'abord ce qu’il sera possible de faire à court terme, quels seront les travaux minimaux que nous devrons exécuter; puis il faudra se demander quels sont les objectifs poursuivis par le propriétaire pour les prochaines années et vers quoi il souhaiterait que le projet tende. »
Les questions à poser : a-t-il déjà un projet dans les cartons qui pourrait être enrichi par la démarche transitoire ? Qui souhaiterait occuper l'espace ? « Il s'agit véritablement d'un appel à candidatures pour encourager une pluralité d'usages au sein d'un même lieu et voir comment différents acteurs issus de milieux distincts réussiront à cohabiter et communiquer ensemble pour construire un projet commun. » En quelques mots, selon Philémon Gravel, il faut faire la démonstration que le tout peut être plus grand que la somme des parties.
Malgré les nombreuses vertus que l'on prête à l'urbanisme transitoire, la question de la mesure de ses effets urbains et sociaux n'en est qu'à ses prémices et demeure difficile à évaluer de manière quantitative. Selon Jérémy Diaz, il est possible d'observer les impacts d'un projet transitoire sur la qualité de vie des gens, ou encore, sur la capacité d'une organisation à créer des emplois. Il en sera ainsi tout autant d'un point de vue urbanistique, notamment au cours de la mise en œuvre d'une initiative d'embellissement d'une façade ou lors d'une animation de rue.
« Cependant, souligne-t-il, cela demeure difficilement quantifiable lorsque l'analyse porte sur la qualité de vie des gens. En revanche, il existe des organisations dont le mandat est de tenir compte de tout ce qui est relié à la réutilisation des matériaux lors de la reconstruction des lieux pour leur redonner une vie et cela nous permet d'obtenir des analyses adéquates en matière de cycle de vie du bâtiment ou de mobilier présent. »
L’impact sur l’empreinte carbone
Dans le même esprit, Philémon Gravel tient à souligner que l'impact est aussi perceptible sur l'empreinte carbone ainsi que sur le plan de la responsabilisation et de l'autonomisation (empowerment). « Parvenir à utiliser un bâtiment existant, plutôt que d'avoir à en construire un neuf, réduira l'empreinte carbone et l'impact sur l'environnement, note-t-il. Mais aussi, l'impact d'un projet transitoire apporte une réflexion sur "Qui fait la ville ?" », dit-il.
Sachant que la ville se construit souvent dans les mains d'une poignée de promoteurs, on ne peut voir que d'un œil positif le fait de passer le flambeau aux occupants pour qu'ils puissent aussi participer au développement et à la définition d'un projet et à la rénovation d'un quartier. « C'est, en quelque sorte, une façon de redonner du pouvoir à ceux qui occupent les lieux et non seulement à ceux qui les possèdent. »
L'espace urbain, toujours en pleine mutation, nous offre des exemples d'initiatives qui se démarquent à l'international, mais aussi ici, notamment avec la Fonderie Darling. « Il s'agit probablement du plus vieil exemple de projet transitoire au Québec et qui date d'avant même la fondation d'Entremise », indique Philémon Gravel.
Pour lui, il s’agit d’un bon exemple d'un regroupement d'artistes qui se sont mobilisés pour sauvegarder un quartier et à qui la Ville a permis une occupation temporaire des lieux.
Il y a aussi la Cité des Hospitalières, projet dans lequel l'OBNL Entremise prend part. En 2017, la Ville de Montréal a fait l'acquisition de ce site exceptionnel qu'est l'ensemble conventuel des Religieuses Hospitalières de Saint-Joseph (RHSJ). Les questions qui se posent alors sont : comment reprendre le flambeau de ces femmes qui ont fondé Montréal et qui ont soigné les Montréalais gratuitement pendant plus de 300 ans ? Comment réinterpréter leurs valeurs en les mettant au gout du jour ? De quelle manière requalifier un site qui était le leur avec une multitude d'acteurs qui, chacun à leur façon, reprennent et réinterprètent leur mission ?
Au cœur de Paris, Les Grands Voisins, ancien hôpital Saint- Vincent-de-Paul, fait aussi figure de cas exemplaire de l'impact de l'expérimentation sur un grand projet immobilier. Ce projet a même mené la Ville à intégrer cette démarche dans tous les grands projets de requalification. Ce qui, au départ, devait être une expérimentation transitoire d'une durée de deux ans sera reconverti en écoquartier en 2023. Il s'agit certainement du plus grand projet connu à l'international.
Des avantages pour les promoteurs
Il ne fait pas de doute que l'urbanisme transitoire présente son lot d'avantages pour les promoteurs de projets qui d'emblée y verront l'opportunité de mener des projets pilotes sans trop risquer d’investir massivement dans quelque chose qui finalement ne serait pas adapté. Mais comme le fait remarquer Jérémy Diaz, s'engager dans de tels projets garantit aussi aux promoteurs une forme d'acceptabilité sociale.
« Néanmoins, certains pourraient être critiques quant au jeu politique qu’il pourrait y avoir derrière, fait-il savoir. Il pourrait être tentant de remodeler un projet, lui coller deux ou trois éléments inclusifs cruciaux, alors que derrière cette façade ça ne change pas la réalité du projet. L'important, résume-t-il, c'est de trouver un équilibre qui nous incite à se poser les questions suivantes : est-ce que ces organisations peuvent être instrumentalisées et si oui, à quel niveau ? »
- De concert, réussir à préserver un bâtiment, lui donner une nouvelle vocation et favoriser l'accès à bas cout à des organisations qui en ont besoin
- Une forte volonté du propriétaire, mais aussi de la part de tous les acteurs impliqués dans le projet
- Un bâtiment relativement en bonne santé et dont les couts de mise à niveau seront moindres