La réduction du carbone intrinsèque s’impose plus que jamais pour accélérer la décarbonation de l’environnement bâti au Québec.
Omniprésent dans le cycle de vie des bâtiments, le carbone intrinsèque désigne les émissions totales de gaz à effet de serre (GES) associées aux matériaux de construction, de l'extraction des matières premières jusqu'à leur fin de vie. Et il résulte notamment de la fabrication, du transport et de la transformation des produits et systèmes constructifs. Contrairement au carbone opérationnel sur lequel il sera possible d'agir tout au long de la durée de vie du bâtiment, le carbone intrinsèque ne pourra être réduit une fois le bâtiment construit ou rénové.
Enjeu de taille
La part du carbone intrinsèque dans les émissions totales d'un bâtiment est non négligeable et constitue un enjeu fondamental sur lequel il est important de se pencher pour atteindre la neutralité carbone d'ici 2050. En fait, le secteur du bâtiment compte pour près de 39 % des émissions mondiales de GES, tandis que pour les matériaux de construction, leur seule part s'élève à 11 %.
Alors que beaucoup d'efforts ont été investis pour réduire le carbone opérationnel, lié majoritairement à l'exploitation des bâtiments et à leur consommation énergétique, une meilleure connaissance de l'ensemble du cycle de vie du bâtiment serait souhaitable pour bien cerner les enjeux que pose le carbone intrinsèque. Comme le souligne Julie-Anne Chayer, vice-présidente, Responsabilité d'entreprise chez Groupe Agéco, avec tous ces enjeux liés aux changements climatiques, il devient évident qu'une plus grande attention devra être portée aux matériaux.
Elle explique : « Ces derniers ont eux aussi un impact sur le climat, et ce, à chacune des étapes qui les concerne, de l'extraction des matières premières jusqu'à la gestion en fin de vie. Et chacune de ces étapes du cycle de vie du bâtiment comporte des enjeux, car même si la question d'énergie en matière de carbone intrinsèque est moins soulevée, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'énergie que l'on injecte au matériau et cela doit tout autant être pris en compte. »
Hugo Lafrance, associé, Stratégies durables chez Lemay renchérit sur la pertinence de bien définir, dans une optique « bâtiment », ce que représente le carbone intrinsèque. « En premier lieu, il s'agira de bien déterminer ce que l'on décide de calculer ou de ne pas calculer. C'est d'ailleurs le sujet qui engendre le plus de questions lors des formations que je donne concernant la norme Bâtiment à Carbone Zéro (BCZ), souligne-t-il. D'où l'intérêt d'officialiser une définition afin d'éviter que différentes personnes ne calculent différentes choses. »
Dans les matériaux et ressources tous confondus nécessaires à la construction d'un bâtiment, la structure et l'enveloppe retiendront particulièrement l'attention. « C'est l'un des points chauds auxquels il faut porter attention puisqu'il s'agit d'une masse volumineuse où l'on retrouve la plupart du temps une bonne quantité de béton, d'aluminium, de verre ou d'acier, qui à eux seuls constituent une grosse quantité de matériaux à évaluer, indique Hugo Lafrance. »
S'ajoutent à cela tous les finis intérieurs qui, dans la norme BCZ du Conseil du bâtiment durable du Canada (CBDCa), relèvent d'un choix éditorial de les rendre optionnels ou de les ignorer. La raison? Une question fondamentale à laquelle l'expert chez Lemay répond sans détour : « Vu l'urgence liée à la transition écologique, on fait le choix éditorial d'éliminer beaucoup de produits de cette analyse même si l'on sait que ces produits émettent du carbone intrinsèque dans la production et sur tout le cycle de vie. »
« De même pour les systèmes mécaniques et tout ce qui est électromécanique, c'est-à-dire service télécom, alarme, incendie, etc., poursuit-il du même élan. Nous faisons le choix de l'ignorer malgré le fait que certaines études indiquent que cela équivaut à au moins le quart des émissions de carbone intrinsèque des bâtiments sur leur cycle de vie. Il s'agit, bien sûr, d'un choix temporaire qui changera probablement dans quelques années, mais pour l'instant, nous nous attardons au carbone opérationnel avec les systèmes électromécaniques en nous concentrant sur l'aspect le plus important, sachant qu'au cours de la transition, nous pourrons aborder ces enjeux. »
Établir le poids du carbone intrinsèque dans l'empreinte carbone des bâtiments repose sur ce qui sera retenu dans les calculs. Et la tâche s'avère quelque peu complexe.
« Tout cela dépend du moment où la photo est prise, tient à rappeler Hugo Lafrance. Lorsqu'une transition est complétée, il n'y a presque plus d'émissions opérationnelles, ce qui a pour effet de mettre davantage l'accent sur le poids relatif aux émissions du carbone intrinsèque. Tout bien considéré, l'atmosphère ne se préoccupe pas du tout d'où proviennent les émissions puisqu'elle ne tient compte que des émissions réelles qui se sont produites. C’est pourquoi il importe de revenir à une définition plus holistique des émissions de gaz à effet de serre. »
Il ressort avec évidence que bon nombre de personnes surestiment la complexité de parvenir à quantifier le carbone intrinsèque au moyen de l'analyse de cycle de vie (ACV). Fannie St-Gelais, responsable du développement durable chez NEUF Architect(e)s, reconnaît que règle générale, les ACV sont souvent mises de côté, puisque le rendement de l’investissement est difficile à quantifier. « Le gouvernement met des cibles qui portent majoritairement sur le carbone opérationnel, ce qui a pour conséquence que les clients vont investir davantage dans la performance énergétique afin de répondre au Code, plutôt que de favoriser les analyses de cycle de vie. »
Des certifications en renfort
Néanmoins, l'appui des certifications contribue à faire mieux comprendre à l'industrie l'impact du carbone intrinsèque dans la construction. La certification LEED v4, par exemple, comporte des critères qui réfèrent au carbone intrinsèque, notamment en matière de réduction de l'impact du cycle de vie des bâtiments et de divulgation de l'impact environnemental des produits par le biais de la Déclaration environnementale de produit (DEP). LEED v5, dont la première ébauche est attendue en ces premiers mois de 2024, devrait mettre l'accent sur les enjeux quant aux émissions du carbone intrinsèque. Et la norme BCZ-Design, pour sa part, requiert l'atteinte d'une performance minimale en matière de carbone intrinsèque, c'est-à-dire (≤500 kg éq.CO2/m2 ou pourcentage d’amélioration par rapport au bâtiment de référence ≥10 %).
Des initiatives qui incitent à la réduction du carbone intrinsèque sont également en cours, notamment celle provenant du gouvernement du Canada qui attribue une valeur particulière à l'évaluation du carbone intrinsèque sur les grands projets. Cette norme sur le carbone intrinsèque en construction dans le cadre de la Stratégie pour un gouvernement vert (2017) a pour objectif de réduire d'au moins 30 % les émissions liées aux éléments structuraux d'ici 2025, mais ne prend pas en compte les autres matériaux dont l'impact sur l'environnement est tout aussi important, explique Fannie St-Gelais. « Dans cette optique, observe-t-elle, Toronto a beaucoup d'avance sur nous, car depuis mai 2023, la Ville exige l'utilisation de matériaux de construction réduits en carbone avec une limite à ne pas dépasser, pour les émissions de GES associées au carbone intrinsèque des grands bâtiments, de 350 kg éq.CO2/m2. Si Toronto y est parvenu, c'est que c'est tout à fait réalisable ! »
Atténuer l'impact des bâtiments
Dans l'optique de réduire le carbone intrinsèque dans le design des bâtiments, plusieurs éléments clés sont à prendre en considération, à commencer par la connaissance des matériaux. « En fait, il y a deux côtés à cela, précise Caroline Frenette, gestionnaire, Construction durable chez Cecobois. D'abord, connaître la quantité des matériaux, mais aussi connaître l'impact de ces mêmes matériaux en matière de GES. Le recours aux analyses de cycle de vie du bâtiment est un incontournable qui nous permet d'évaluer la quantité de matériaux, et c'est sans oublier tous les outils qui ont été mis au point et qui y contribuent aussi. Gestimat, par exemple, développé par Cecobois à la demande du ministère des Ressources naturelles et des Forêts, est un outil simplifié qui permet de faire une évaluation, en avant-projet, de GES liés aux matériaux. C'est l'un des seuls outils qui en moins d'une demi-heure de modélisation nous permet d'obtenir la quantité des matériaux qui serviront la conception. Car c'est ça le nerf de la guerre, l'obtention de la bonne quantité de matériaux. »
La stratégie de réduction à la source sonne doux aux oreilles d'Hugo Lafrance : « C'est par là que l'on doit commencer, et j'entends par là la réutilisation des infrastructures et des bâtiments. Viendront ensuite toutes les stratégies qui concernent spécifiquement chacun des matériaux, qui en soi, présente son propre défi, que ce soit le béton, l'acier, le bois, l'aluminium, et tout le reste. Et en tout dernier lieu, le recours aux technologies de séquestration, qui ne devraient en aucun cas être envisagé comme première solution », conclut-il.
- D'abord, considérer la réutilisation
- Optimiser les bâtiments
- Avoir un bon ratio de compacité
- Encourager l'économie circulaire
- Utiliser différentes stratégies pour réduire les impacts liés au béton
- Miser sur des matériaux comportant un bon contenu recyclé, comme l’aluminium ou l’acier pour ne citer que ces exemples
- Utiliser des produits qui ont des DEP, qui sont locaux et biosourcés
- Intégrer des matériaux qui séquestrent le carbone
Ici comme ailleurs au Canada, de plus en plus d'initiatives prennent forme pour appuyer la réduction du carbone intrinsèque. La déclaration environnementale de produits (DEP) en est un bon exemple, où toutes les étapes du cycle de vie d'un produit sont étudiées dans un souci de transparence. La plateforme web Gestimat, outil qui prend en compte les émissions de GES liées aux matériaux pour différents systèmes de construction, contribue tout autant à favoriser la réduction des GES.
Ailleurs au pays, le Vancouver Building By-Law, entré en vigueur l’an dernier, établit une cible visant à réduire le carbone intrinsèque de 40 % d'ici 2030 pour les projets de nouvelle construction. Et la Ville de Toronto qui, pour sa part, exige depuis mai 2023 l'utilisation de matériaux réduits en carbone avec une limite à ne pas dépasser pour les GES associés au carbone intrinsèque des grands bâtiments.
Et bien sûr, toutes autres initiatives plus volontaires comme la certification LEED ou encore BCZ-Performance du CBDCa, notamment.
Encouragé par les réglementations, le secteur du bâtiment s'est surtout penché sur les émissions de carbone opérationnel, omettant d'agir sur le carbone intrinsèque pourtant omniprésent dans le cycle de vie du bâtiment. Pourquoi ? Une question économique, fort probablement. Considérant que le carbone opérationnel a assurément un coût puisqu'il s'agit d'énergie consommée, on tente de le réduire au maximum. En revanche, le contenu carbone des matériaux est un concept plus difficile à définir et à calculer. En conséquence, il est plus difficile de lui associer un coût.