Entrer dans la ronde de la circularité : voilà une démarche qui s’impose plus que jamais dans le domaine du bâtiment. Chronique d’une révolution attendue.
Selon les plus récentes données de RECYC-QUÉBEC, plus de 3,5 millions de tonnes de résidus de construction, rénovation, démolition (CRD) tous secteurs confondus sont générées annuellement au Québec. Pourtant, moins de 50 % des déchets du bâtiment seront envoyés au centre de tri; l'autre moitié prendra le chemin des sites d'enfouissement. Compte tenu de cette réalité, force est de constater qu'un coup d'accélérateur décisif est indispensable pour propulser l'économie circulaire en guise de réponse aux enjeux environnementaux auxquels nous devons faire face collectivement.
« Peut-être sommes-nous un peu candides, mais nous n'avons pas encore vraiment mesuré l'ampleur des défis qui nous attendent, estime d'entrée de jeu Bruno Demers, directeur général chez Architecture sans frontières Québec (ASFQ). On s'indigne quand un feu de forêt dévaste une municipalité, mais chaque année, la démolition, d'un point de vue environnemental, c'est une catastrophe humaine ! L'enjeu derrière les matières résiduelles est que l'on perd des ressources et, qui plus est, dans un contexte de raréfaction. »
Constat semblable du côté de Calypso Isnardi, accompagnatrice et facilitatrice en certifications durables chez WSP : « Toute matière jetée sera perdue et cela engendre des coûts, de l'énergie. Mais aussi, la question de l'espace occupe une place prépondérante, car ces matières deviennent des tonnes de déchets qui se génèrent chaque année. Petit à petit, les sites d'enfouissement se remplissent et conséquemment, il faut toujours aller un peu plus loin pour les enfouir. Et d'un point de vue environnemental, ce n'est pas viable non plus ! Des efforts supplémentaires doivent être apportés pour valoriser ces matières afin de leur trouver une bonne fin de vie pour qu'elles soient plus facilement réutilisées. »
Pour Manuel R. Cisneros, directeur, Stratégies environnementales et régénératives chez Sid Lee, il importe plus que jamais de considérer l'empreinte matérielle relative aux matières résiduelles sur le chantier, mais non exclusivement. « Au-delà du bâtiment lui-même, il ne faudrait pas ignorer tout ce qui a trait aux processus de construction, notamment le gaspillage sur les chantiers, les emballages et autres enjeux liés au transport des matériaux. Et c'est sans parler des espaces où seront enfouies toutes ces matières et de l'impact sur les milieux naturels et la biodiversité. Nous devons cesser de construire comme s'il n'y avait ni limites de ressources ni limites d'espaces pour entreposer tous ces déchets. »
Intervenir en amont
Réduire au maximum l'utilisation des ressources naturelles et restaurer autant que possible les matériaux s’imposent, mais il n'empêche que la construction circulaire se révèle une belle occasion de mener une réflexion qui va bien au-delà de la récupération et du recyclage des matières. Pour emboîter le pas de la circularité, toutes les stratégies doivent être prises en compte en amont, de la phase de conception à celle, ultime, de la valorisation des déchets.
« Parce que tout ce qu'on fait en début de la vie du bâtiment a forcément un impact sur sa fin de vie, explique Hortense Montoux, chargée de projet, Économie circulaire au Centre d'études et de recherches intersectorielles en économie circulaire (CERIEC). » Celle qui est aussi responsable du Laboratoire d'accélération en économie circulaire pour le secteur de la construction (Lab construction) invite à se questionner sur la nécessité d'un bâtiment neuf, et en outre, à examiner la possibilité de concevoir des bâtiments modulables et démontables qui n'exigeraient qu'un minimum d'interventions au moment d'adapter leur usage. Ce ne sont pas les stratégies qui manquent, et c'est en rassemblant toutes les solutions que l'on parviendra à rendre le secteur plus circulaire.
Mais à ce jour, il y a loin de la coupe aux lèvres : « En matière d'évolution et d'avancées de la construction circulaire au Québec, ça bouge, mais nous en sommes toujours à la phase de l'expérimentation, poursuit-elle. Au Lab construction, nous expérimentons plusieurs solutions, nous effectuons plusieurs essais, mais, dans certains cas, nous n'en sommes qu'au stade théorique. D'autres initiatives intéressantes — en lien ou non avec le Lab — voient le jour, notamment des projets de déconstruction et de tri sur chantier, mais pour l'heure, il y en a très peu sur de grands projets. »
Manuel Cisneros abonde dans le même sens. À ses yeux, nous n'en sommes qu'aux balbutiements en matière de circularité au Québec, mais de premiers gestes sont posés. « Architecture sans frontières en est un bel exemple avec l'acquisition d'Éco-Réno, souligne-t-il. Voilà un pas dans la bonne direction ! Nous avons besoin d'outils et de filières développés par l'industrie qui permettront aux concepteurs de pouvoir se représenter les matériaux comme ayant une vie qui nous précède et qui vont aussi nous survivre. Autrement dit, il faut se rappeler qu'on ne conçoit pas à l'infini avec des ressources infinies. »
Obstacles et solutions
Si le bien-fondé des principes de la construction circulaire est défendu de plus en plus largement, leur concrétisation, osons le dire, doit encore faire face à d'importants obstacles. À ce propos, Manuel Cisneros ne pourrait être plus éloquent. « Les principales entraves au déploiement de la circularité en construction trouvent leur origine dans le système économique actuel qui n'encourage pas la réutilisation des matériaux alors que la collaboration et le bien-être commun sont délaissés au profit de la compétition et du bénéfice individuel. Tant que nous ne changerons pas notre façon d'aborder ces questions, tant que des règles plus exigeantes ne seront pas établies, il sera très difficile de dire aux compagnies qu'elles ne peuvent plus faire des affaires comme elles le font depuis toujours. »
Même son de cloche du côté de Bruno Demers pour qui faire évoluer les perceptions et les comportements passe nécessairement par une réglementation forte pour favoriser l'innovation. Comment ? Notamment en obligeant les parties prenantes à diagnostiquer l'existant pour mieux gérer la fin de vie. « Sinon, on travaille à l'aveugle, illustre-t-il. Ce n'est qu'une fois rendu au centre de tri qu'on comprend vraiment ce qu'il y avait dans le bâtiment. » Il soulève aussi d'autres freins à la transition circulaire sur le terrain, tels l'absence de réglementation en matière de déconstruction et le coût faible lié à la gestion des matières résiduelles.
Ce sur quoi Hortense Montoux est plus que d'accord : « Dans le cadre du Lab en 2021, nous avons pris place autour de la table avec tous les acteurs qui représentaient la chaîne de valeurs pour identifier à juste titre quels sont les freins à l'économie circulaire. Et il y en a plusieurs, notamment, un manque de connaissance de formation spécifique des métiers de la déconstruction qui, à ce jour, sont très peu courants au Québec ainsi que le manque d'outils concrets adaptés à notre réalité. La réglementation constitue aussi un obstacle à la remise en circulation des matériaux, et c'est sans parler des enjeux économiques et des coûts trop faibles reliés à l'enfouissement. »
Bien qu'il existe un arsenal de solutions multiples, pour qu'un modèle d'économie davantage circulaire vienne un jour à s'imposer dans les principaux secteurs du bâtiment au Québec, il importe de changer de paradigme dans la façon de concevoir les matériaux de construction en déterminant, dès le début de la conception, comment mieux utiliser les ressources et comment les utiliser plus longtemps.
Pour Bruno Demers, il est indéniable que la stratégie numéro un de la circularité demeure la conservation : « Le bâtiment le plus circulaire c'est le bâtiment que l'on continue à utiliser et à entretenir. On prolonge, on intensifie l'utilisation du bâtiment. C'est ce qu'on pourrait appeler de la circularité implicite puisque la meilleure solution c'est de ne pas le démolir. Malheureusement, il n'y a pas encore de mise en œuvre systématique de politiques, de plans, de financements, de solutions et de modèles d'entreprises qui incarnent des modèles d'avant-garde. Mais sur une note plus positive, cela laisse le champ libre pour des pionniers qui voudraient se positionner dans un marché qui doit et qui va émerger tôt ou tard », conclut-il.
- Permet d'éviter le gaspillage en plus de répondre aux objectifs climatiques et de biodiversité qui nous concernent en tant que société;
- Réduction de l'impact sur l'extraction des ressources vierges et aussi de l'impact sur la destruction des écosystèmes;
- Création d'emplois locaux, notamment dans les secteurs des métiers de la déconstruction et du réemploi;
- Et bien d'autres.
- Le Lab construction1, porté par le CERIEC, dont la mission est d'accélérer la transition via la cocréation et l'expérimentation de solutions d'économie circulaire;
- L'entreprise Brique Recyc, développée par Maçonnerie Gratton, en partenariat avec Architecture sans frontières Québec (ASFQ) et le lancement de WEB-RECYC, plateforme d'économie circulaire ayant dans la mire la récupération et le réemploi de la brique dans les chantiers;
- L'ASFQ et son centre Éco-Réno ont amorcé le processus de développement d'un service de diagnostic ressources qui soutiendra les partenaires de l'industrie qui veulent savoir ce qui se trouve dans leurs projets de fin de vie.
- Des objectifs précis de la part des décideurs comportant notamment des plans clairs et des politiques internes bien définies;
- De la conception intégrée; planifier la circularité en amont tout en souhaitant l'engagement des parties prenantes;
- Du diagnostic ressources;
- Un changement de comportement qui sera atteint en partageant les connaissances;
- Se questionner, en amont, sur le besoin d'un bâtiment neuf dans un contexte où paradoxalement, le nombre de bâtiments vacants est légion.
1 Partenaires financiers : Desjardins et le Ministère de l'Économie de l'Innovation et de l'Énergie