La déconstruction fait son nid dans le milieu du bâtiment au Québec. Lentement, peut-être, mais sûrement.
Par Jean Garon et Rénald Fortier
Récupération, réemploi, recyclage : voilà trois mots qui font désormais partie du vocabulaire courant de plus en plus d’acteurs du milieu du bâtiment au Québec. Signe des temps, le terme déconstruction s’y glisse lui aussi peu à peu. Pourquoi ? Tout simplement parce que cette pratique est la plus appropriée pour qui veut détourner le maximum de matériaux et produits de l’enfouissement. Et ainsi favoriser leur réemploi dans leur application d’origine ou, à tout le moins, leur donner une deuxième vie.
La déconstruction en bonne et due forme, il faut le dire, demeure un phénomène encore marginal en sol québécois. N’empêche que plusieurs projets ont fait la preuve, ces dernières années, qu’elle pouvait être menée avec succès. Comme ceux du Mountain Equipment Co-op, à Montréal, où 60 % des matières démantelées ont évité le chemin du dépotoir ; du Collège Notre-Dame-de-Lourdes (63 %), à Saint-Lambert ; du 245 Richelieu (85 %), à Saint-Jean-sur-Richelieu ; et de l’école de la Grande-Hermine (98 %), à Québec.
De là à penser qu’elle est appelée à prendre le pas sur la démolition, à plus ou moins brève échéance, il n’y a qu’un pas qu’il faut cependant se garder de franchir. C’est que l’essor de la déconstruction est intimement lié au potentiel d’écoulement des matières à réutiliser, sinon à recycler ou à valoriser, sans oublier qu’il dépend grandement de l’engagement des différents acteurs du bâtiment envers la protection de l’environnement et la préservation des ressources. Autant de conditions qui ne sont à l’évidence pas encore réunies, du moins pas pleinement.
« La démolition sélective mécanisée, qui consiste à récupérer les matériaux pour la matière et non pour leur réemploi, continuera d’occuper le haut du pavé devant la déconstruction. Et très loin devant la démolition pure et simple, qui ne se pratique déjà plus que dans des situations où il n’y a aucun gain financier à la source », estime Sébastien Richer, président du Regroupement des récupérateurs et recycleurs de matériaux de construction et de démolition du Québec (3RMCDQ).
Celui qui est aussi à la tête de Gestion Ressources Richer, à Sherbrooke, n’en croit pas moins que le recours à la déconstruction est inévitablement voué à s’amplifier dans les années à venir. Au rythme où seront déboulonnés les mythes qui l’entourent, à savoir qu’elle coûte nécessairement plus cher que la démolition, qu’elle exige toujours plus de temps et qu’il n’existe pas ou peu de filières vers lesquelles peuvent être dirigés les matériaux ou produits susceptibles d’être réemployés.
S’il convient d’emblée que la déconstruction est généralement plus onéreuse, notamment parce qu’elle engendre davantage de frais en main-d’œuvre, le président du 3RMCDQ avance qu’elle peut amplement rivaliser dans certains cas avec la démolition d’un point de vue comptable. Ceci parce que le surcoût est compensé par les revenus issus de la récupération de matériaux et de produits pouvant être réutilisés ou recyclés.
La présidente du Groupe Kaydara, Lyne Blais, est bien placée pour en parler : son entreprise de Bois-des-Filion fait de la déconstruction son pain et son beurre depuis 2001. « C’est sûr qu’avec de l’équipement mécanique, ça va beaucoup plus vite qu’en procédant manuellement comme on le fait, concède-t-elle. Mais en dégarnissant un bâtiment de façon méthodique, on peut cependant récupérer beaucoup plus de matériaux en vue de leur réemploi ou de leur recyclage. Si on démantèle une cloison composée de deux panneaux de placoplâtre, par exemple, celui qui est à l’arrière peut être retourné dans la chaîne de construction, tout comme les montants métalliques. »
Elle observe que s’il en coûte plus cher de dévier certains matériaux et produits de l’élimination, notamment le tapis et les plastiques, il en va tout autrement pour le gypse, les colombages de métal, le bois, la laine acoustique, le béton, la brique et la pierre. Elle note également que lorsque des éléments architecturaux sont laissés sur place en vue de leur réemploi, on retranche des frais de transport et de manutention permettant de réduire la facture de déconstruction.
« En bout de ligne, soutient-elle, la déconstruction est plus souvent qu’autrement compétitive avec la démolition. D’autant plus qu’elle s’impose parfois, comme lorsqu’il s’agit d’intervenir au 30e étage d’un édifice de bureaux. Parce qu’il sera difficile, voire impossible d’exécuter les travaux avec de la machinerie, la déconstruction s’avérera alors la solution toute désignée. Surtout qu’elle pourra se faire de jour, vu qu’elle ne génère ni poussière ni bruit.
L’entrepreneur montréalais Pierre-Albert Jean sait très bien de quoi il retourne. Le président de Construction Albert Jean a eu plusieurs occasions de se faire la main avec la récupération, le réemploi et le recyclage, ces dernières années, tout comme il a pu toucher à la déconstruction. Selon lui, le jeu peut en valoir la chandelle tant sur les plans financier qu’environnemental. À telle enseigne que son entreprise tente le plus possible d’éviter d’envoyer à l’enfouissement les débris générés sur ses chantiers, à la condition de ne pas y perdre au change bien sûr.
En se basant sur son expérience dans des projets de rénovation et de réaménagement du secteur commercial, il constate que la récupération et la disposition des débris de chantier s’accompagnent d’un surcoût. Mais que c’est du cas par cas, car il peut parfois en coûter moins cher, parfois plus. Tout dépend si on réemploie des produits ou matériaux qui ont été démantelés, si les rebuts récupérés ont une valeur marchande, comme dans le cas du métal, ou s’il en coûte davantage de les recycler.
De son point de vue d’entrepreneur général, le réemploi d’éléments architecturaux s’applique lorsqu’il est possible d’en disposer sur-le-champ. Il explique : « Au moment d’enlever des portes, par exemple, il faut déjà connaître l’usage qu’on en fera, car on ne peut pas vraiment les entreposer en attendant de leur trouver un débouché. Si l’architecte a prévu d’en réemployer dans le projet, c’est parfait, parce que ça évite à la fois de les envoyer au recyclage et d’en acheter de nouvelles. »
Pour lui, il est clair qu’un apprentissage est nécessaire pour en arriver à récupérer, puis réemployer ou recycler les débris de construction, de rénovation et de démolition sur les chantiers. Mais cela en vaut vraiment la peine, surtout que certains donneurs d’ouvrage publics et privés le spécifient désormais dans leurs documents d’appel d’offres.
Montrer la voie
La Société immobilière du Canada (SIC) est l’un de ces donneurs d’ouvrage qui se sont tournés vers la déconstruction ; à partir de 2003 dans son cas, et à la grandeur du pays. Maintenant, elle demande systématiquement à ses fournisseurs d’identifier les filières de disposition des matières résiduelles récupérées sur ses chantiers, bons de livraison à l’appui.
Une exigence qu’elle a notamment appliquée lors du réaménagement de l’ensemble résidentiel Benny Farm dans l’arrondissement Notre-Dame-de-Grâce, à Montréal, où plusieurs immeubles ont été déconstruits en partie et reconstruits. Des 10 bâtiments datant des années 40 qui ont fait l’objet d’interventions, on a récupéré 90 000 briques, les lames de bois franc des parquets, les radiateurs en fonte ainsi que les blocs de verre pour les intégrer dans divers projets sur le site même. Globalement, les travaux de déconstruction ont permis de récupérer 93 % du bois, 98 % de l’acier, 99 % du béton, 97 % de l’asphalte et 67 % des éléments de maçonnerie.
Toujours à Montréal, la SIC veille présentement à la déconstruction de l’ancien centre de tri de Postes Canada sur la rive nord du canal de Lachine, arrondissement Sud-Ouest, dans le cadre de la mise en œuvre du vaste projet multifonctionnel Les Bassins du Nouveau Havre. L’opération, qui a cours depuis juin 2009 et qui se poursuivra jusqu’au début de l’été 2010, vise un taux de récupération supérieur à 90 %. « C’est adopter un comportement responsable que de chercher à récupérer le maximum de matériaux qui peuvent être réutilisés, sinon recyclés ou valorisés », indique la directrice immobilière pour le Québec à la SIC, Johanne Boucher, en soulignant que l’organisme fédéral exerçait un suivi très serré du démantèlement au moyen d’une mécanique bien établie.
SITQ a elle aussi adopté une telle approche écologique après avoir mené à bien un projet-pilote de déconstruction au troisième étage du 1000 de La Gauchetière, au centre-ville de Montréal, il y a deux ans. Portant sur le dégarnissement d’un espace de 30 000 pieds carrés, il aura permis non seulement de détourner la plupart des matières résiduelles de l’enfouissement, mais également de trouver un locataire plus facilement pour cet espace qui était jusque-là moins attrayant en raison de ses divisions non standards.
Le directeur de projets – Construction de la filiale immobilière de la Caisse de dépôt et placement du Québec, Daniel Gagnon, souligne que 60 à 70 % des débris de chantier, dont les tuiles acoustiques et le gypse, ont pu être recyclés après avoir été dirigés vers un centre de tri. Mais ce n’est pas tout : tous les matériaux et produits susceptibles d’être réemployés ont été récupérés : portes et cadrages, colombages métalliques, laine acoustique, câblage, etc. Après avoir été soigneusement inventoriés et classés sur place, ils ont été mis à la disposition du nouveau locataire, qui a entre autres réintroduit près d’une trentaine de portes et cadres dans son aménagement.
Pour SITQ, qui demande maintenant aux entrepreneurs soumissionnaires de lui fournir un plan de gestion des déchets avec des rapports de disposition, l’expérience en valait certainement le coup. D’autant plus qu’elle a pu être réalisée à un très bon prix, au dire de Daniel Gagnon.
Daniel Smith, l’architecte chargé d’élaborer ce projet et d’en assurer le suivi, est bien d’accord. Au point où l’associé de la firme montréalaise Smith Vigeant, pour qui le réemploi et le recyclage des matériaux et produits de construction vont de soi, estime que tous les propriétaires et gestionnaires immobiliers devraient être conscientisés au bien-fondé environnemental de la déconstruction. Tout comme les entrepreneurs à qui ils confient l’exécution de travaux.
« C’est d’ailleurs pour cela qu’il était spécifié dans les documents d’appel d’offres de SITQ, souligne-t-il, que l’entrepreneur retenu devait aussi voir à mettre ses travailleurs en contexte, à leur expliquer le but du projet-pilote et la philosophie derrière cette démarche pour qu’ils en comprennent bien les tenants et aboutissants. »
Chez RECYC-QUÉBEC, Luc Morneau ne peut que saluer de telles initiatives. L’agent de développement industriel et responsable du secteur de la construction, de la rénovation et de la démolition (CRD), expose pourquoi : « Le secteur CRD ne cesse d’améliorer sa performance en termes de récupération des matières résiduelles (plus de 3,2 millions de tonnes en 2008), même qu’il est premier de classe à ce chapitre dans la province avec un taux de 74 %. Mais il y a encore place à l’amélioration quand on sait que le béton, les enrobés bitumineux, la brique et la pierre comptent encore pour plus des trois quarts des débris récupérés.
« C’est dire que la récupération d’autres matières résiduelles accuse du retard, ajoute-t-il du même souffle, particulièrement dans le domaine du bâtiment. La déconstruction peut certainement contribuer à y faire contrepoids, au premier chef en augmentant la quantité de matériaux récupérés dans les secteurs industriel, commercial et institutionnel. »
À ce propos, Sébastien Richer tient à souligner la mise en ligne du Carrefour 3R par le Groupe Constructo, en partenariat avec le 3RMCDQ et RECYC-QUÉBEC. Cette solution technologique, intégrée à VOIRVERT.CA, permet de mettre en marché des matériaux, produits et systèmes de construction récupérés et pouvant être réemployés, en plus de matières vouées au recyclage et à la valorisation. « Cet outil a été développé pour structurer l’offre et la demande, dit-il, en mettant en relation ceux qui disposent de matériaux récupérés, d’un côté, et ceux qui désirent en intégrer dans leurs projets, de l’autre. »
Le président du 3RMCDQ signale que l’ajout de 9,50 dollars/tonne à la redevance à l’enfouissement prévu par le ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs, dans le plan d’action 2010-2015 du projet de Politique québécoise de gestion des matières résiduelles, devrait aussi donner un bon coup de pouce à la récupération et, par ricochet, à la déconstruction et au remploi des matériaux. « À plus de 20 dollars la tonne, avance-t-il, la redevance va commencer à faire une différence dans les marchés où le coût d’enfouissement est encore bas, notamment celui de la région de Montréal, et dans ceux où les volumes sont les plus faibles. »
La récupération, selon lui, devrait également être aiguillonnée par l’intégration, prévue dans ce même plan d’action, d’un critère de conformité à un plan de gestion des matières résiduelles pour la délivrance des permis de construction, de rénovation et de démolition par les municipalités. De même les investissements que prévoit affecter le gouvernement du Québec au développement des centres de tri et des marchés pour les matières récupérées devraient améliorer la situation.
Concevoir autrement
Pour favoriser la récupération aux fins du réemploi, Daniel Forgues, professeur au département de génie de la construction à l’ÉTS, relève qu’il faudra aussi remédier au manque de cohérence et d’intégration entre les professionnels, les constructeurs et les manufacturiers car il résulte de ce cloisonnement un patrimoine bâti qui n’est pas conçu pour faciliter la déconstruction. « Ça donne des isolants appliqués sur d’autres matériaux qui les rendent difficiles à désassembler et à récupérer », donne-t-il en exemple, tout en soulignant que le temps serait aussi venu de responsabiliser les fabricants en les obligeant à prendre en charge la revalorisation de leurs matériaux.
Le président de l’Ordre des architectes du Québec, André Bourassa, est aussi de cet avis en préconisant l’approche de l’écoconception dès le début du cycle de vie d’un projet de bâtiment. Pour lui, l’écoconception passe par des étapes de préparation qui vont du choix des matériaux pensés en fonction d’une éventuelle déconstruction jusqu’à l’intégration de composantes préfabriquées en usine et de matériaux recyclés. Et tout ça peut se faire sans sacrifier l’esthétique d’un bâtiment.
Conscient du rattrapage à faire dans le domaine, il souhaite que le gouvernement du Québec encourage l’innovation et compense les coûts de développement ou de démonstration. De même qu’un abaissement du taux de cotisation à la CSST pour les travailleurs qui font de la déconstruction par rapport à celui s’appliquant aux ouvrages de démolition qui est imposé actuellement.
S’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir et d’obstacles à surmonter pour implanter une véritable culture de déconstruction au Québec, il demeure que l’horizon s’éclaircit peu à peu pour cette pratique qui ne peut que contribuer à améliorer la performance du milieu du bâtiment sur le plan de la gestion des matières résiduelles. Plus particulièrement en favorisant leur réemploi.
Le recours à la déconstruction peut s’accompagner de maints bénéfices, dont :
- la remise en circulation des matières qui peuvent être utilisées une seconde fois (réemployées)
- les économies réalisées par le réemploi des matières récupérées
- l’augmentation des volumes des matières recyclées et revalorisées
- la réduction des coûts et des charges sur les sites d’enfouissement
- la réduction de la pollution et de l’empreinte environnementale
- la réduction de la consommation des ressources et de l’énergie
- l’amélioration générale des pratiques environnementales
- Les donneurs d’ouvrages laissent aux entrepreneurs une marge de manœuvre en termes de temps et d’espace pour déconstruire
- Les matériaux récupérés peuvent être réemployés directement sur le site sans avoir à les entreposer
- Des débouchés existent pour les matières récupérées
- La conception des ouvrages tient idéalement compte de leur cycle de vie, de la nature des matériaux utilisés et de leur installation en prévision de leur éventuelle déconstruction
Les débouchés potentiels de principaux résidus CRD récupérés, en dehors du réemploi pouvant aussi s’appliquer à certains d’entre eux :
- Asphalte : matériaux de retouches routières, matériaux de remblai, pierres de drainage, agrégats dans la production de béton bitumineux
- Béton bitumineux : matériaux de remblai, pierres de drainage, agrégats dans la production de béton de ciment ou bitumineux, matériel de retouche pour les trous et les défauts des chaussées
- Béton de ciment : matériaux de remblai, pierres de drainage, agrégats dans la production de béton de ciment ou bitumineux
- Béton armé : acier d’armature, poutres et charpentes
- Briques : matériaux de remblai, pierres de drainage, agrégats dans la production de béton de ciment ou bitumineux
- Bois : matière pour le compostage, panneaux de contreplaqué, palettes d’aggloméré moulées, briquettes pour foyer, litière, granules combustibles, paillis, panneaux acoustiques
- Carton : nouveau carton ou valorisation énergétique
- Gypse : fertilisant, litière, isolant acoustique, isolant thermique
- Métaux ferreux (poutres d’acier, plomberie, tuyaux, cadrages de fenêtre, etc.) : fonte en fonderie et fabrication de nouveaux produits
- Métaux non ferreux (câblage et filage, tôle et revêtement d’aluminium, etc.) : fonte en fonderie et nouveaux produits
- Plastiques rigides et d’emballage : nouveaux plastiques ou valorisation énergétique
Source : RECYC-QUÉBEC