Les réseaux de chaleur exploités comme sources énergétiques entrent dans une nouvelle ère, celle de la récupération et du partage de l’énergie à basse température en boucle.
Des quantités d’énergie considérables sont quotidiennement rejetées en pures pertes dans l’air ambiant ou dans les tours d’eau lors des processus de chauffage et de climatisation des bâtiments. Les meilleures pratiques assurent souvent la récupération à l’intérieur de chaque bâtiment, mais des chercheurs réussissent maintenant à démontrer que le traitement de la chaleur et du froid de l’air d’un bâtiment crée des opportunités d’échanges énergétiques d’un immeuble à un autre, grâce au principe de la boucle, en mettant en commun les rejets d’énergie au profit d’utilisateurs demandeurs. Mieux encore, le principe de la boucle permet le partage des besoins et rejets d’énergie en réseaux à l’échelle de quartiers ou de villes.
Bref, voilà ce qui qualifie un réseau de chaleur de quatrième génération, désigné souvent comme étant à basse température, mais qui se distingue plutôt par la nature de ses échanges de chaleur et de froid en boucles énergétiques partagées. C’est ce sur quoi planche depuis un moment une équipe de chercheurs de l’Institut de l’énergie Trottier (IET), auquel sont associés des étudiants et le professeur Michaël Kummert du Département de génie mécanique de l’école Polytechnique de Montréal.
Valorisation des rejets énergétiques
Au Québec, où l’hydroélectricité est une source d’énergie renouvelable abondante et largement utilisée dans le secteur du bâtiment, l’utilisation efficace, la récupération et la réutilisation d’énergie sous toutes formes semblent moins motivées par le souci d’économie que par la recherche d’optimisation de l’efficacité énergétique. On n’a qu’à penser aux efforts consacrés depuis quelques décennies à l’amélioration de l’efficacité des appareils de chauffage et de climatisation ou encore à l’accroissement de la résistance thermique des composantes d’enveloppe des bâtiments.
Mais depuis quelque temps, les efforts semblent tournés davantage vers l’exploitation des sources d’énergie récupérée et renouvelable à partir de réseaux d’eau, ni chaude, ni froide. Des réseaux de chaleur à température neutre (autour de 15 degrés Celsius) peuvent en effet être alimentés aussi bien par les réseaux d’égouts, les systèmes thermiques solaires ou à la biomasse que par les rejets de chaleur ou de froid en excédent de plusieurs bâtiments dans un réseau partagé.
À ce propos, le professeur Kummert est on ne peut plus éloquent. « À l’échelle d’un bâtiment, illustre-t-il, on a rarement besoin, au même moment, de beaucoup de chauffage et de beaucoup de refroidissement. » Par exemple, un bâtiment peut avoir besoin de climatiser la température intérieure de ses locaux, tandis qu’à 500 mètres de là, une piscine publique a besoin de chauffer son eau et celle des douches. D’où la pertinence d’établir des réseaux de partage entre bâtiments qui mettent en commun des installations permettant de transférer la chaleur ou le froid de l’un à l’autre par un réseau d’échange, selon leurs besoins.
Donc, au lieu de rejeter la chaleur d’un bâtiment dans une tour de refroidissement, aussi bien dans ce cas refiler cette source de chaleur à un réseau partagé qui pourra en retour alimenter la piscine pour ses besoins de chaleur. Et à l’inverse, pourquoi ne pas en profiter pour utiliser l’eau froide des thermopompes de la piscine en la retournant dans un réseau de partage qui servira au refroidissement d’autres installations comme des centres de données, qui, à leur tour, réinjecteront dans le réseau leur surplus de chaleur. Et la boucle est ainsi complétée et renouvelée constamment.
Une telle boucle énergétique sous-entend que l’énergie circule dans un cycle d’utilisation et de réutilisation, sous une forme ou une autre, dans un va-et-vient d’échanges continus et équilibrés. « Ça peut se faire et ça se fait parfois à l’échelle d’un bâtiment, indique le chercheur, mais c’est encore plus efficace si on peut combiner plusieurs bâtiments ou divers types de bâtiments avec des profils de demande énergétique différents. »
Il existe trois principaux types de réseaux de chaleur comme sources énergétiques utilisées par les bâtiments. Il y a les réseaux de vapeur à très haute température (120 à 130 degrés Celsius) utilisés pour le chauffage de locaux et de l’eau potable, incluant ceux à eau chaude haute température (80 à 100 degrés Celsius) et ceux à eau chaude basse température (40 à 80 Celsius). Dans tous les cas, les besoins de production et de distribution d’énergie de refroidissement sont exclus ou traités séparément.
Réseau de 4e génération
À la différence des autres types de réseaux de chaleur, celui de quatrième génération repose sur le principe d’un réseau d’eau à température neutre proche de la température ambiante (plus ou moins 15 degrés Celsius), couplé à des sources d’énergie renouvelables et utilisant des thermopompes pour chauffer ou climatiser des bâtiments.
Ce type de réseau implique moins la notion d’un producteur centralisé de chaleur ou de froid qui achemine à des clients pour combler certains besoins. L’expert de Polytechnique soutient dans ce cas que tout le monde dans un réseau de partage produit de la chaleur de temps en temps et en consomme à d’autres moments. En d’autres mots, dit-il, « un réseau de partage de chaleur ne fournit pas le service de chauffage ou de climatisation pour les bâtiments. Il fournit une source dans laquelle on peut rejeter de la chaleur ou en prendre, selon les besoins. »
L’implantation de pareils réseaux de partage de chaleur à température neutre pose évidemment plusieurs défis, convient Michaël Kummert. Des défis techniques et financiers, il va sans dire, par la complexité et l’ampleur des infrastructures (tuyauterie) à installer entre les bâtiments à l’échelle d’un quartier ou d’une ville. Mais aussi politiques quant à leur déploiement sur le territoire, leur propriété, leur opération, leur entretien et leur gestion. À qui appartiennent-ils? Qui les opère et les entretient? Qui les gère? À quel coût et dans quelles conditions?
À son avis, les meilleures conditions d’implantation ou de développement d’un réseau de partage de chaleur reposent sur la mixité et la densité de l’environnement urbain pouvant créer une masse critique suffisante d’échanges pour l’alimenter. Cela repose aussi sur certaines opportunités d’ajout de grands contributeurs au réseau pour que ça vaille la peine tout en réduisant les coûts. Par exemple, lors de la construction d’un nouveau bâtiment générateur de chaleur ou de froid (centre de données, supermarché, usine, hôpital, développement immobilier…) à proximité d’un réseau de chaleur, ou lors de la réfection d’un imposant système de chauffage et climatisation.
Exemples de développement
En Europe, il existe plusieurs de ces réseaux de partage de chaleur, dont certains sont alimentés en partie par le solaire ou par la biomasse. Michaël Kummert mentionne le cas de la Suède qui a réussi en une dizaine d’années à remplacer pratiquement tout le mazout qui alimentait de grosses chaudières centralisées par des réseaux de partage de chaleur.
Ailleurs au Canada, comme à Vancouver, le modèle d’affaire est différent. Tout le réseau de tuyaux appartient à la Ville, mais c’est une compagnie privée qui gère le système. À Toronto, on se sert d’une grosse infrastructure de captage de l’eau à basse température dans le lac Ontario pour desservir la Ville à la fois en eau potable et en réseau de refroidissement pour climatiser les immeubles de bureaux.
Ici, au Québec, des expériences sont menées à plus petite échelle. C’est le cas à l’Université Laval, qui valorisera les rejets de chaleur de son nouveau centre de données massives. Nécessitant une charge énergétique de 600 kilowatts, les serveurs informatiques de cette infrastructure produiront de la chaleur qui sera récupérée et acheminée dans le réseau souterrain de canalisation hydrothermique entre les pavillons de l’université. Quelque 461 kilowatts de puissance seront ainsi récupérés de cette chaleur et revalorisés, soit l’équivalent de l’énergie nécessaire pour chauffer une trentaine de maisons.
Comme le souligne Stéphane Gagnon, coordonnateur du service d’accompagnement technique à la Direction des partenariats de Transition énergétique Québec (TEQ), « les réseaux de chaleur à basse température sont intéressants parce qu’ils incitent la récupération et la valorisation des rejets thermiques de diverses sources, en particulier ceux des centres de données qui produisent beaucoup de chaleur et ont besoin de climatisation constante ».
À Montréal, il y a aussi bien sûr la boucle énergétique qui sera implantée dans l’écoquartier mixte en devenir du Technopôle Angus. Charles Larouche, vice-président à la direction de la Société de développement Angus (SDA), indique que la première phase du projet sera complétée à la fin de 2020. « Les promoteurs viennent d’y entreprendre la construction d’un premier bloc résidentiel de 120 unités en copropriété et d’un immeuble commercial de 75 000 pieds carrés, dont la chaleur produite dans ces bâtiments sera récupérée et recyclée dans une boucle énergétique d’eau mitigée à basse température pour chauffer et climatiser les immeubles par thermopompage aérothermique. Des appoints de technologie aérothermique et de chaudières au gaz naturel seront également mis à contribution », précise-t-il.
C’est une société en commandite détenue par la SDA qui agira à titre de pourvoyeur d’énergie pour l’écoquartier Angus. La conception et la construction de la boucle énergétique relèvent de la société de services énergétiques Énergère, tandis que l’entretien et l’exploitation de cette infastructure seront du ressort d’ENGIE Services.
Selon Charles Larouche, le recours à un tel réseau de partage de l’énergie entre les fonctions commerciales et résidentielles ne coûtera pas plus cher aux usagers et résidents pour leur consommation énergétique. Au mieux, il favorisera une économie d’énergie de l’ordre de 26 % et une réduction substantielle d’émission de gaz à effet de serre.
En dépit de ces nouveaux projets novateurs, le chercheur Michaël Kummert estime que le Québec traîne de l’arrière en matière de réseaux de chaleur partagée, du moins en termes de capacité installée. Ce qui freine son développement, croit-il, « c’est principalement le prix très bas de l’électricité qui défie toute compétition et qui limite les possibilités de rentabilité des projets d’investissement dans de telles infrastructures ». Néanmoins, cela n’empêche pas son équipe de recherche à l’Institut de l’énergie Trottier à en explorer les avenues dans plusieurs quartiers de Montréal en offrant aussi un soutien technique aux promoteurs intéressés.
Selon les données présentées lors d’un colloque portant sur le développement de quartiers durables tenu en septembre 2018 à la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal :
- 60 % de l’énergie finale est consommée dans les zones urbaines au Canada;
- 50 % de cette énergie est consommée sous forme de chaleur ou de froid;
- 33 % des émissions de gaz à effet de serre dans une ville comme Montréal provenaient des bâtiments en 2009.
- Valorise les rejets d’énergie en les recyclant dans des boucles énergétiques
- Procure une source d’approvisionnement énergétique suffisante et constante qui assure une certaine résilience face à des événements climatiques
- Assure une meilleure gestion de la demande d’énergie en période de pointe, notamment sur le réseau d’électricité
- Optimise les synergies entre les producteurs et les consommateurs d’énergie en favorisant la mixité et la densité des quartiers
- Intègre différentes sources de chaleur et de froid (industrielles, commerciales, institutionnelles et résidentielles)
- Favorise l’intégration de sources d’énergie renouvelable (solaire, biomasse, aqueduc et égouts…)
- Favorise le développement d’un style de vie moins énergivore tout en améliorant le rendement des équipements de chauffage et de climatisation et leur maintenance
- Contribue à éliminer les tours de refroidissement des bâtiments qui constituent des sources de pollution urbaine et de risques sanitaires (légionellose)
- Contribue à réduire les effets d’îlots de chaleur urbains
- Contribue à la réduction d’émissions de gaz à effet de serre
Transition énergétique Québec lancera prochainement, dans le cadre d’une entente avec le fédéral, un appel à projets en vue de soutenir des initiatives d’envergure visant la valorisation de rejets de chaleur, par exemple ceux d’incinérateurs ou de centres données, par des utilisateurs multirésidentiels, commerciaux, institutionnels ou industriels. Les boucles énergétiques figureront bien sûr au rang des projets admissibles.
Transition énergétique Québec
Soutien offert par l’entremise du programme ÉcoPerformance aux promoteurs et développeurs dont la réalisation de projets d’efficacité énergétique est associée à l’objectif de réduction d’émission de gaz à effet de serre. L’aide financière peut atteindre jusqu’à 5 millions de dollars.
Hydro-Québec
Appui offert par l’entremise du programme Projets innovants pour favoriser la réalisation de projets innovateurs à l’échelle des quartiers, mettant l’accent sur l’utilisation de sources d’énergie à faible empreinte carbone et de thermopompes ainsi que sur l’optimisation de la consommation d’énergie des bâtiments au moyen de technologies et de systèmes haute performance. Le soutien financier, conditionnel à la mise en place d’une boucle énergétique de 4e génération, peut atteindre jusqu’à 8 millions de dollars.
Des chercheurs et étudiants s’affairent à développer une méthodologie et des outils pour favoriser l’implantation de réseaux de chaleur de 4e génération dans les communautés urbaines. L’équipe interdisciplinaire (Polytechnique, Université de Montréal et Université McGill) s’attaque conjointement aux barrières technologiques, socioprofessionnelles, politiques et juridiques. L’objectif à long terme est de réaliser le potentiel des réseaux de chaleur pour contribuer au redéveloppement urbain et créer des quartiers mixtes, compacts, diversifiés et durables.